Une intuition et un doigté remarquables (...) La direction d’acteurs, essentiellement réaliste, voire hyperréaliste, à la façon du film de Pabst, sert à la fois la musique et le drame jusqu'à la dernière image
Rares sont encore les théâtres, en France, où l’on a pu voir représenter Lulu (…). C’est que l’ouvrage reste, malgré les années, excessivement exigeant pour les interprètes (…). Convaincre de jeunes chanteurs confirmés de se lancer corps et âme dans l’aventure (…) C’est ce qu’a fait Danielle Ory, directrice de l’Opéra de Metz, avec une intuition et un doigté remarquables, car on a rarement l’occasion d’entendre si nettement ce qui est écrit (…). Danielle Ory, qui a situé l’action au milieu du XXème siècle, s’est imposé de suivre, aussi fidèlement que possible, les indications du compositeur. Néanmoins, l’idée de faire du Peintre un photographe travaillant en instantanés, donne beaucoup de mouvements à la première scène et résout le problème toujours épineux du tableau réaliste. Le décor de Philippe Fraisse, toujours sur deux niveaux reliés par des escaliers, favorise aussi les déplacements à l’intérieur d’un espace assez restreint. Jouant à l’avant scène ou en hauteur, les chanteurs peuvent ainsi garder un œil sur le chef et cette sécurité profite à leur travail. La direction d’acteurs, essentiellement réaliste, voire hyperréaliste, à la façon du film de Pabst, sert à la fois la musique et le drame jusqu'à la dernière image : la Comtesse Geschwitz poignardée à travers la photo géante de Lulu, qu’elle serre contre sa poitrine.
Une production qui cumulait les attraits (...) Cette Lulu, donnée dans sa version longue (en un prologue et trois actes) telle qu’elle fut créée à Garnier en 1979 dans la mythique production Boulez - Chéreau (...) quel aplomb confondant et réjouissant
Dans une production qui cumulait les attraits - et les inconnues - de la nouveauté (création messine, prise de rôle pour tous, entrée au répertoire d’un jeune chef, Jacques Lacombe), on pouvait craindre que la redoutable partition de Berg, chef-d’œuvre du sérialisme dodécaphonique, ne soit à peine effeuillée, sinon malmenée, surtout lors de la première des trois représentations programmées a l’Opéra - Théâtre. Pourtant, cette Lulu, donnée dans sa version longue (en un prologue et trois actes) telle qu’elle fut créée à Garnier en 1979 dans la mythique production Boulez - Chéreau, n’a apparemment pas suscité de réelles appréhensions au sein de la vaillante équipe rassemblée par Danielle Ory, la maîtresse des lieux. Au contraire, quel aplomb confondant et réjouissant, à la limite de la désinvolture, de la saine inconscience du danger ! Il est vrai que le dispositif scénique, fruit d’un louable effort de simplicité, concourait grandement à la lisibilité du projet, et peut être à la confiance des interprètes, avec des décors (signés Philippe Fraisse) peu mouvants et toujours baignés d’une douce lumière, et le parti pris du « visuellement correct » sur la noirceur, le dégoût et la misère. Le plateau de chanteurs, jeunes pour la plupart et manifestement complices, fut particulièrement relevé, soutenu par un chef tout à l’écoute, et épicé de quelques seconds rôles délectables (…). Et puis il y a la jeune canadienne Rayanne Dupuis (…), belle actrice lumineuse et pétillante, au charme un peu froid. Un ange en noir et blanc, qui papillonne et rayonne, avant de déchoir dans les bas-fonds londoniens sous le couteau de Jack l’Eventreur, en un « nein » dissonant et frissonnant qui laisse la chair de poule. Petite peste capricieuse et parvenue au début de l’œuvre, Rayanne Dupuis réussit bien à « densifier » son personnage, qui s’affirme en monstre de manipulation et d’animosité (…).
Pour sa quatrième mise en scène d’Opéra, Danielle Ory a joué gros, avec l’une des œuvres les plus complexes du répertoire. Elle signe un spectacle qui a de la classe (...) La direction d’acteurs est subtile, bien définie
Pour sa quatrième mise en scène d’Opéra, Danielle Ory a joué gros, avec l’une des œuvres les plus complexes du répertoire. Elle signe un spectacle qui a de la classe, et que défend une distribution jeune d’excellente tenue. Il était sûrement tentant pour la seule femme Directrice d’opéra en France, et de surcroît metteur en scène depuis 1998, de s’attaquer a ce portrait extrême de la femme qu’est Lulu d’Alban Berg. Diabolique séductrice et cynique meurtrière ? Femme objet, victime des hommes ? Toutes les facettes de la femme en une seule ? On a abondamment épilogué sur ce qu’était l’héroïne de Wedekind et de Berg. Chaque metteur en scène a son approche. Danielle Ory a de toute évidence choisie celui de la féminité fragile, de la séduction presque inconsciente, poussée toujours plus avant vers la déchéance, davantage que vers la fuite, pour échapper à la situation précédente, que profonde perversité. Plutôt qu’un monde d’emblée décadent, c’est une société élégante et apparemment policée qu’elle exhibe. Les beaux décors clairs et structurés de Philippe Fraisse sont le cadre raffiné ou se déploie idéalement la séduction naturelle de Lulu. Bien sûr, tout bascule au dernier acte, dans un sordide meublé londonien, mais jamais on ne tombe dans l’hyperréalisme glauque. La direction d’acteurs est subtile, bien définie, et même si l’on aimerait parfois un peu plus de noirceur, on apprécie cette vision de l’œuvre plus à la Klimt qu’a la Kokochka (…). Un spectacle de très bonne tenue pour une œuvre aussi difficile.
Voici, une Lulu presque intimiste dont la réussite incontestable revient à Danielle Ory (...) La mise en scène efface toute impudeur, et la volupté latente est bien contenue dans une gestuelle qui suggère la sensualité sans s’y complaire
Voici, une Lulu presque intimiste dont la réussite incontestable revient à Danielle Ory. Elle porte un autre regard sur Lulu, traitée en drame bourgeois où les passions humaines des personnages sont presque palpables, où les protagonistes, très proches du public, ne sont pas envisagés sous l’angle de la dérision moralisatrice, où la caricature est gommée au profit de la juste réalité humaine, sans réalisme, sans mélo. Dans cette ambiance de salon berlinois quelque peu survolté des années 30, d’une classe sociale fort libre où domine l’argent, Danielle Ory conduit les scènes en noir et blanc laiteux, selon le principe du déroulement cinématographique. La mise en scène efface toute impudeur, et la volupté latente est bien contenue dans une gestuelle qui suggère la sensualité sans s’y complaire.